Ablation

— Alors, comment vous sentez-vous, au bout d’une semaine ?
— Mieux. Moins « éparpillé ». Je peux marcher dans la rue sans avoir la sensation d’être écartelé. Je peux regarder les gens sans être happé. Je peux aller travailler et rester concentré. Je peux aller faire du sport et juste faire du sport. Je peux avoir des conversations normales avec les femmes comme avec les hommes. Je peux regarder dans les yeux sans me perdre, je peux écouter et juste être à l’écoute.
— Vous ne sentez pas de manque ?
— Non. Ou peut-être le manque de « couleurs » dans ce qui m’entoure.
— Vous avez l’air moins fatigué.
— A qui le dites-vous ! Tout file droit, dans ma tête, maintenant. Je ne deviens pas dingue sans arrêt, je n’ai plus cette incessante sensation de déchirement. Et je prends les gens pour des gens !
— Comment ça ?
— Je tisse de vraies relations avec eux, rendez-vous compte ! Ils m’intéressent pour leur côté humain, point !
— Je vois. Reparlez-moi de ce manque de couleurs.
— Oui… disons que maintenant qu’il n’y a plus de hauts et de bas ça me semble fade, plat. Plus personne ne sort du lot. Entendons-nous, Docteur : ça me va très bien comme ça, c’est bien plus reposant. Mais avec cette opération c’est comme si … oui, comme s’il manquait des couleurs au monde qui m’entoure. Vous savez les couleurs font que l’on distingue une chose d’une autre, que notre regard est attiré ou pas, que l’on change de route. Elles portent un message, même, ces couleurs. Plus maintenant. J’ai l’impression que ce qui m’entoure est devenu silencieux ; ça file droit, oui, et il n’y a plus rien pour infléchir la trajectoire, ni plus rien pour… hé bien… me guider quelque part.
— Vous n’avez plus de boussole, en quelque sorte ? C’est intéressant.
— C’est ça. Je me lève le matin, je fais ce que j’ai à faire parce que je dois le faire. Je ne dévie pas.
— Cette opération est encore expérimentale, comme vous le savez. Vous êtes un des premiers à en bénéficier. Nous avons encore peu de recule sur les conséquences, mais vu la souffrance dans laquelle vous étiez et l’échec des autres traitements, c’était une voie envisageable. Je vais discuter avec mes autres collègues pour savoir si leurs patients ont eu les mêmes effets.
— Bien Docteur. Mais…
— Oui ?
— L’opération est définitive ?
— Comme je vous l’ai dit, c’est expérimental et nous avons trop peu de recule pour que je puisse être catégorique. Vu comment est constitué l’être humain, il n’est néanmoins pas impossible que cela revienne ; ce que nous avons enlevé est en quelque sorte constitutif de l’être humain mais selon ce que nous savons ce n’est pas vital. Si cela revient j’ignore si cela sera sous la même forme ou sous une autre, avec la même intensité ou diminué.
— … je me demande si je ne me préfère pas avec …
— Nous verrons comment cela évolue. Je repasserai demain pour prendre de vos nouvelles. Bonne journée !

— Alors ? que pensez-vous de ce qu’a dit notre patient ?
— C’est passionnant ! Je ne pensais pas qu’une telle opération était possible ! C’est fascinant de voir ses conséquences et quels pans de sa vie cela affecte !
— Oui, j’ai bien peur que le désir affecte une grande part de la vie, bien plus que ce que nous pensons. Cela le faisait énormément souffrir, comme vous vous en souvenez surement lors des entretiens. Son amputation était une opération risquée et difficile. Nous avons bien fait attention à enlever seulement cette partie et rien d’autres. Mais je crois bien que le désir irrigue bien plus de partie de notre vie que ce que nous pensons, et que son ablation ne soit pas sans risques.

Boire

Pour ne plus penser, pour calmer les pensées, pour m’isoler du monde (pour isoler le monde de moi).

Pour geler tout ce qui vole en moi, pour couper les ponts et pour éviter de tout envoyer voler. Pour m’étouffer, moi, plutôt qu’étouffer le monde. Pour calmer, pour TUER les attentes.

Pour. Faire. TAIRE ces voix qui ne me laissent jamais en paix, qui déchirent mon présent et ma présence.

Pour éviter que ces doigts fouillent en moi.

Voyage dans le temps – Le pays des abeilles

Ici le temps est plus calme, plus accueillant, moins agressivement vide que dans le centre. Les pensées ont le temps d’y prendre racine. Il a une structure assez douce, qui est celle de la journée et du rythme du soleil, puis des saisons. Dans cette structure en fin de compte assez peu de choses, mais pas rien. Il est fait de bois, et de montagnes bien sûr. Il est fait de deux personnes. Et demi. Une reine (au rythme lent) et son roi. Et leur enfant, bien calme.

Aucune obligation d’aucune sorte. Personne à éviter, personne à attirer, presque rien à penser.

Les pensées, timidement, prennent leurs aises, tâtent les limites du temps et s’apercevant qu’il ne les empêche pas de s’épanouir, étendent leurs ramifications.

Voyage dans le temps – temps presque infini

Ici, là, au fin fond du centre, le temps est infini.

Sans doutes parce qu’il n’est peuplé de rien, que le lieu est isolé de beaucoup de choses, que je ne peux aller nul part (je suis à pied) et que je ne vais croiser personne (ou presque).

Mes besoins sont pourvus, et à heures fixes ; je n’ai pas grand chose à prévoir.

Une fois mangé et dormi je m’aperçois qu’il reste encore beaucoup, beaucoup, d’heures vides car je n’ai rien de prévu. Et quand elles défilent un peu vite, ces heures, juste un tout petit peu trop vite, je regarde dans le futur et je m’aperçois qu’il y a encore plusieurs jours vides ; autant dire une infinité.

J’ai juste un marais à éviter, tout au long de la journée. Mais peut-être fait-il que ce temps est infini. Peut-être est-ce lui qui absorbe le temps. Peut-être est-ce sa présence qui repousse l’écoulement du temps.

Comment pleurer ?

Prendre congé de soi, se foutre la paix, tout déposer dans un coin et prendre un tournevis pour prendre le temps de réparer, d’observer, de comprendre, de remettre les choses en place. A l’abri, isolé, sans être emmerdé.

Ni par soi-même ni par les autres.

Comment, donc, dire (hurler à faire trembler trame de l’univers) stop. Stop au temps, aux sensations, à tout.

Et comment dire aux autres, à tous, qu’ils ont tort et que je sais bien, moi, ce que je ressens puisque c’est moi qui le ressens. Et que si j’ai mal là, qu’il me manque ça et que je vois les choses ainsi c’est que j’ai mal là, il me manque ça et je vois les choses ainsi. Point. Non ?

Comment gérer tout ça sans craquer ? Comment faites-vous pour ne pas craquer face à l’absurdité du monde et tous vos défauts ? et face à vos douleurs ?

Comment faites-vous pour gérer tout ça sans pleurer ?

Comment faites-vous pour pleurer ?

Tracklist – « Une table à trois », de Zen Men. Parce que … est-ce que c’est les autres qui ne comprennent rien ? ou est-ce que c’est moi qui ne comprend rien ?

Des ruines, encore

Je rentre dans la très très familière période du « tout ceci a-t’il réellement existé ».

Si personne n’en parle, les souvenirs à deux ont-ils existé ? Tout ce que l’on ressent a-t’il existé s’il n’y a d’autres témoins que soi ? Aussi intenses qu’ils furent, ces moments ont-ils existé s’ils n’ont aucun écho dans le présent ?

Peut-on, au final, avoir vécu aussi intensément, avoir autant désiré (être avec) quelqu’un, qu’il se passe aussi peu de choses, et que le peu de choses soit autant passé sous silence ?

Je rentre dans Le Champs De Ruine de cette histoire : désert, silencieux, étouffant, aucune explication sur ce qu’il s’est passé, des souvenirs muets partout, aucun chemin, aucune route. Des souvenirs éparses dont la réalité est questionnable.

Et au centre de tout ça votre pauvre crétin de serviteur qui étouffe, qui aimerait s’arracher le cœur, qui aimerait que le temps efface tout ça très très vite, mais contraint de vivre avec ce poids en plus, ces souvenirs en plus, ces ruines en plus dont il est impossible de se défaire et qui colorent irrémédiablement tout en gris.

Tout.

Ne pas écrire est-ce déjà écrire ?

Écrire que je préférais ne pas écrire est-ce déjà écrire ? Écrire que je ne sais pas quoi écrire, que je ne sais pas si je dois écrire, écrire que je ne sais pas quoi dire, ni comment le dire, ni si je dois le dire, ni si je dois dire que je ne sais pas si je dois le dire. C’est écrire, tout ça, non ?

Tout ça c’est écrire, oui, et ça ne changera rien à ce qui va me dévaster. Et que je vais une fois de plus devoir traverser seul.

Car seul tu es, seul tu reste.

It burns

Ça brûle mais ça tient chaud. Ça brûle mais ça donne de l’énergie, ça me monte à la tête, ça me rend fou.

Comment trouver les mots pour décrire ça ? Il faudrait tous les empiler, les mélanger, les lire ensemble, les comprendre ensemble. Les écrire les uns sur les autres, mélanger les lettres.

Et ça ne rendrait de toutes façons pas ce que je ressens.

Ça me rend fou. Ça m’étouffe, ça me donne envie de pleurer tellement je me sens impuissant à tout contenir et tellement ça me brûle. Tellement tout est ridicule à côté. Tellement c’est faramineux.

Et plus j’essaie de le décrire plus … ça grandit, devient impossible à décrire, et me rend ridicule à côté. Et plus je sens qu’à un moment je vais réellement pleurer parce que je ne pourrai plus contenir ce feu, et ça va me faire mal quand ça va sortir.

Tracklist : « It burns », de Johnny Cash.

La prison de verre

Comment briser la prison de verre ? Celle dont tu ne connais pas la distance ni l’étendue ni la solidité. Tu sais qu’elle te donne l’illusion que tes actes portent, que tout est possible, que les gens te voient, que tout est à portée de main.

Celle qui te rend dingue parce tu vois tout mais que rien n’est atteignable : tout est à une distance inimaginable. Tout est à une distance émotionnelle inimaginable.

C’est le chaos à l’intérieur, et absolument rien n’en sort dans une direction quelconque. C’est un chaos insupportable, ça me rend dingue. Ça ne touche rien ni personne, ça ne fait absolument rien bouger, ça ne fait rien avancer, ça n’arrête même pas le temps !

Ça ne fait que me rendre d’une impuissance folle.

Et je doute qu’il en sorte une étoile qui danse.