Tout infini qu’il soit, le temps a des murs : le soleil se lève, les gens vivent, mon rythme biologique tourne.
Je ne peux pas être seul dans mon univers. Faut fatalement que je rentre en contact avec les autres a un moment où à un autre. Ou plutôt que eux me rentrent dedans.
Là où je m’imaginais un temps infini et vide, à peupler, je me sens en fait contraint, enfermé, limité ; mon temps est empêché dans son envie de s’étendre.
Et donc voir le jour suivant comme vide de contraintes, comme un espace vide à remplir à loisir, comme un espace où le temps va pouvoir se déployer et des ramifications s’épanouir.
Je ne grimace plus quand j’ai une idée en tête et que le jour suivant va arriver. Je ne grimace plus quand le soir arrive et que des idées ou des envies m’arrivent.
Je ne grimace plus quand je fais ce que j’aime : je sais que je vais avoir le temps de le faire, je vois les heures se déployer devant moi, et rien pour les arrêter.
Et tous se tinrent à bonne distance de lui. Peu de gens osérent l’approcher, et ceux qui le firent ne restèrent pas bien longtemps. Pour quelles raisons connues de eux seuls ? Pour des raisons connues de eux seuls.
L’on pourrait arguer que son karma était ainsi qu’il fît en sorte qu’il soit seul, ou du moins que les gens se tinssent à distance de lui. L’on pourrait aussi arguer que les gens furent ainsi, ou que lui-même fut ainsi, ou qu’une seule personne, qui ne s’est pas encore manifestée, pût s’approcher de lui suffisamment longtemps.
Mais à la vérité personne, encore moins lui, ne sût pourquoi personne ne franchît cet espace et y restât.
Laisser les idées pousser. Regarder à gauche, à droite, devant et derrière et au dessus et laisser le regard se perdre. Laisser le temps filer, regarder le ciel, ne pas être contraint par demain.
Changer mon environnement, mon quotidien, mon temps, ce qui arrive dans ma tête et ceux qui m’entourent.
Je m’étais dit « si ça se reproduit, je me casse ».
Ca s’est reproduit.
J’ai senti la colère monter en moi. Je l’ai calmée juste le temps de peser mon environnement géographique, relationnel et temporel. Puis je l’ai laissé monter pour voir quel poids elle avait.
Bon, elle est là, présente, têtue mais pas si violente.
J’en laisse passer un peu, je coupe tout et me casse faire un tour. On me regarde, je dis fermement en laissant de la colère suinter : « fais le daily, ça me soûle ». Il comprends parce qu’il sait.
Dehors, je pèse encore. Non décidément non non et non, je n’accepte pas. Je n’ai pas mérité d’être traité comme ça. Qu’ils aillent tous (et elle) se faire foutre. Cette fois-ci moi passe avant eux. S’ils ne comprennent pas je ferai pire. Je tourne autour du pot, je pèse encore. Non, cette fois c’est moiavanteux. Et non je n’ai pas envie d’y retourner. Et j’ai envie d’une chose : les envoyer se faire foutre, ne pas leur parler, ne pas répondre, les laisser en plan, les laisser gérer. Penser à ma gueule.
Le plus marrant c’est que je n’ai aucun scrupule, aucun doutes ; c’est d’une évidence lumineuse : je n’ai pas envie d’y retourner, pas envie de tout ça, et au moins aujourd’hui. Point. Y a pas débats.
Donc je vais prendre mes affaires et je me rentre chez moi. Toujours sans remords, sans honte. Je planifie ce que je vais faire aujourd’hui. Il me semble que ce temps volé me sera très profitable (pourquoi est-ce que je ne vole pas plus de temps, moi ?). J’ai une boule dans la gorge, les larmes montent, je crois que c’est de libération de faire enfin ce qui est juste pour moi.
La colère me protège. Et c’est ce que je cherchais. Merci à elle.
Tracklist : ça, parce que ça me donne des frissons et parce que ce genre de musique à haut volume c’est moi.
Mes doigts s’agrippent à tout ce qu’ils peuvent, même ce qui est glissant, même ce qui brûle, même si cela est inutile.
Le monde physique est calme mais c’est le chaos en moi : tout tourbillonne en une furieuse envie de destruction.
Le
Temps
Passe
Je voudrais qu’il cesse afin de prendre le temps de tout détruire.
Mais au lieu de cela il passe.
Et je hurle.
Car il passe et rien ne change, et je ne peux rien changer car tout ne dépend pas de moi. Hein ?
Alors il passe, je le regarde passer et ne rien changer. Rien.
Je m’agrippe désespérément au vide. Mes doigts cherchent et ne trouvent rien. Des morceaux de moi volent et cherchent à atteindre mais ne trouvent rien, bien sûr, ne trouvent rien !
Ils volent, collent, salissent, dérangent, me disloquent.
Mon lit n’est plus un refuge, la nuit n’est plus un refuge. Je vais dormir trop peu de temps et me réveiller comme par magie dans la même merde (je voudrais ne plus me réveiller). Je m’endors avec la même merde dans la tête que celle qu’il y aura demain matin, la nuit ne lavera rien, le temps s’écoulera et modifiera encore et toujours rien. L’alcool lave. Quoi d’autre lave ?
Mon appart n’est plus en refuge. J’y suis seul, atteignable. Trop d’obligations l’habitent. J’y suis trop à l’étroit. Il y a trop de moi, trop de merdes, pas assez d’espaces, pas assez de possibilités. Et de toutes façons personne ne vient.
Mon emploi du temps n’est plus un refuge. Il me pète les couilles. C’est de la glu grise et froide, j’y suis prisonnier, ou imagine l’être. Les mêmes gens sont aux mêmes endroist aux mêmes heures à faire les même choses. Ça me donne envie de hurler pour que tout cela se réveille.
— Alors, comment vous sentez-vous, au bout d’une semaine ? — Mieux. Moins « éparpillé ». Je peux marcher dans la rue sans avoir la sensation d’être écartelé. Je peux regarder les gens sans être happé. Je peux aller travailler et rester concentré. Je peux aller faire du sport et juste faire du sport. Je peux avoir des conversations normales avec les femmes comme avec les hommes. Je peux regarder dans les yeux sans me perdre, je peux écouter et juste être à l’écoute. — Vous ne sentez pas de manque ? — Non. Ou peut-être le manque de « couleurs » dans ce qui m’entoure. — Vous avez l’air moins fatigué. — A qui le dites-vous ! Tout file droit, dans ma tête, maintenant. Je ne deviens pas dingue sans arrêt, je n’ai plus cette incessante sensation de déchirement. Et je prends les gens pour des gens ! — Comment ça ? — Je tisse de vraies relations avec eux, rendez-vous compte ! Ils m’intéressent pour leur côté humain, point ! — Je vois. Reparlez-moi de ce manque de couleurs. — Oui… disons que maintenant qu’il n’y a plus de hauts et de bas ça me semble fade, plat. Plus personne ne sort du lot. Entendons-nous, Docteur : ça me va très bien comme ça, c’est bien plus reposant. Mais avec cette opération c’est comme si … oui, comme s’il manquait des couleurs au monde qui m’entoure. Vous savez les couleurs font que l’on distingue une chose d’une autre, que notre regard est attiré ou pas, que l’on change de route. Elles portent un message, même, ces couleurs. Plus maintenant. J’ai l’impression que ce qui m’entoure est devenu silencieux ; ça file droit, oui, et il n’y a plus rien pour infléchir la trajectoire, ni plus rien pour… hé bien… me guider quelque part. — Vous n’avez plus de boussole, en quelque sorte ? C’est intéressant. — C’est ça. Je me lève le matin, je fais ce que j’ai à faire parce que je dois le faire. Je ne dévie pas. — Cette opération est encore expérimentale, comme vous le savez. Vous êtes un des premiers à en bénéficier. Nous avons encore peu de recule sur les conséquences, mais vu la souffrance dans laquelle vous étiez et l’échec des autres traitements, c’était une voie envisageable. Je vais discuter avec mes autres collègues pour savoir si leurs patients ont eu les mêmes effets. — Bien Docteur. Mais… — Oui ? — L’opération est définitive ? — Comme je vous l’ai dit, c’est expérimental et nous avons trop peu de recule pour que je puisse être catégorique. Vu comment est constitué l’être humain, il n’est néanmoins pas impossible que cela revienne ; ce que nous avons enlevé est en quelque sorte constitutif de l’être humain mais selon ce que nous savons ce n’est pas vital. Si cela revient j’ignore si cela sera sous la même forme ou sous une autre, avec la même intensité ou diminué. — … je me demande si je ne me préfère pas avec … — Nous verrons comment cela évolue. Je repasserai demain pour prendre de vos nouvelles. Bonne journée !
— Alors ? que pensez-vous de ce qu’a dit notre patient ? — C’est passionnant ! Je ne pensais pas qu’une telle opération était possible ! C’est fascinant de voir ses conséquences et quels pans de sa vie cela affecte ! — Oui, j’ai bien peur que le désir affecte une grande part de la vie, bien plus que ce que nous pensons. Cela le faisait énormément souffrir, comme vous vous en souvenez surement lors des entretiens. Son amputation était une opération risquée et difficile. Nous avons bien fait attention à enlever seulement cette partie et rien d’autres. Mais je crois bien que le désir irrigue bien plus de partie de notre vie que ce que nous pensons, et que son ablation ne soit pas sans risques.